CHAPITRE VIII

Je revins à moi avec le goût du sel dans ma bouche et sur mes lèvres. Tout mon corps brûlait. J'étais allongé sur une surface râpeuse, entouré d'eau de toute part.

De l'eau ?

N'ayant pas la force de faire autre chose, je tentai d'ouvrir les yeux. Seul le gauche répondit à mon ordre. Il y avait du sable et des graviers sous ma joue.

Je bougeai un bras, péniblement, puis frottai mon œil valide pour le débarrasser du sable et du sel séché.

Je vis des rochers arrondis par l'érosion, et la mer toute proche. Les vagues gagnaient lentement sur le roc. La marée montait.

Il fallait que je bouge.

Je n'avais jamais senti une telle douleur auparavant. Les os de ma poitrine semblaient brisés ; tous mes muscles étaient endoloris.

Je m'assis avec précaution, un bras serré contre mon torse, l'autre sur le sable pour m'aider à me redresser.

Je regardai en direction de la mer ; le navire avait disparu.

Rujho ? O, dieux, vous m'avez pris mon frère !

Je m'aperçus alors que je n'étais pas sur la terre ferme, mais sur une minuscule avancée rocheuse, à moins de trente pas du rivage.

Je me sentais trop faible pour tenter d'y parvenir.

J'avais perdu une botte ; ma ceinture était intacte, ainsi que le fourreau orné d'argent. Mais le couteau avait disparu. A ma main droite, la chevalière au rubis étincelait sous le soleil. Quelqu'un serait sûrement prêt à m'aider en échange du bijou !

Je me levai péniblement, vacillant comme un vieillard. Mon œil droit me faisait affreusement souffrir. La douleur, dans ma poitrine, était telle que je me penchai en avant pour tenter de soulager mes côtes.

La marée monte. Si tu ne bouges pas, la mer finira ce que les Ihlinis ont commencé.

Lentement, je parvins à atteindre le rivage. Quand j'y arrivai, la marée avait englouti mon perchoir rocheux. Je regardai vers la terre, me demandant si j'avais abordé à Atvia.

Je pensai aux cartes vues dans les salles du Conseil de mon père. Rien de bien précis ne me revint. Jamais je n'aurais cru que je regretterais un jour d'avoir séché les cours de géographie...

Ian dirait que c'est bien fait pour moi. Oh, Ian, je donnerais n'importe quoi pour que tu sois là. Tes réprimandes seraient les bienvenues.

J'entendis les bruits de sabots avant de voir les cavaliers. Douze hommes m'entourèrent presque aussitôt, leurs armes pointées sur moi.

Etonné par leur accueil, je regardai d'abord les fers de lance étincelants, puis les guerriers qui m'en menaçaient.

C'étaient des gaillards vigoureux ; peu d'entre eux auraient eu besoin de lever la tête pour me regarder, et j'ai pourtant la carrure et la haute taille de Karyon. Ces hommes étaient des soldats endurcis au cours de la guerre entre Atvia et Erinn.

— Sommes-nous à Atvia ? demandai-je en faisant appel à toute la dignité dont j'étais capable dans cet état.

Un des hommes s'approcha de moi jusqu'à ce que la pointe de sa lance appuie contre ma gorge nue. Portant un casque de cuir poli par l'âge, il avait une barbe blonde fournie et des yeux verts.

— Atvia, dit-il doucement. C'est Atvia que vous voulez ?

J'aurais désiré de l'eau, mais je n'allais pas la lui demander.

— Mon navire se dirigeait vers Atvia. Nous avons fait naufrage à cause de l'orage. Je ne sais pas où je suis arrivé.

— Pas à Atvia, mon garçon. A Erinn, le royaume de Shea, le seigneur des Iles Idriennes. Erinn, l'ennemi d'Atvia.

— Vous avez conclu une trêve, dis-je, surpris.

— Que savez-vous de ce qui se passe entre vos supérieurs ? dit-il, méprisant.

— Mes supérieurs, marmonnai-je.

J'avais mal partout. Cet interrogatoire m'agaçait.

— Emmenez-moi à votre seigneur. Je lui expliquerai tout.

— Qu'est-ce qu'un chiot trempé comme vous peut avoir à dire au seigneur Shea ?

J'aurais voulu rire, mais je n'en avais plus la force.

Je tendis ma main droite vers l'homme.

— Si vous voulez bien regarder la pierre de ma chevalière, vous verrez qu'elle porte un lion rampant. Je suis Niall d'Homana. Je n'avais pas l'intention de venir ici. L'orage m'y a contraint. J'ai besoin de votre aide.

— Niall d'Homana, dit l'Erinnien d'un ton moqueur. Nous sommes habitués au mauvais temps, ici. Qu'en est-il de vous, à Homana ?

— A Homana, coupai-je, je serais mieux traité, étant l'héritier du Mujhar.

— L'héritier de Donal, vous voulez dire ?

— Oui.

Je n'avais plus la force de discuter.

— Légitime, ou est-ce trop espérer ?

— Ku'reshtin, jurai-je à voix basse. J'ai dit que j'étais son héritier...

Je m'arrêtai, pris d'une quinte de toux qui me plia en deux. Je recrachai une partie de l'eau de mer que j'avais avalée.

L'homme baissa son arme.

— Tu as connu des moments difficiles, petit chiot ? dit-il d'un ton faussement compatissant. Bien, je vais m'assurer que tu seras traité selon ton rang... ( Il plissa les yeux. ) ... Dès que celui-ci aura été prouvé.

— Ku’reshtin, marmonnai-je de nouveau. Regardez la chevalière, imbécile.

— Que signifie ce mot ? Le nom dont tu m'as appelé ?

— Ku'reshtin ? C'est du cheysuli, bien sûr. La Maison d'Homana est cheysulie... Vous ne le saviez pas ?

Je m'attendais à d'autres questions, ou à des commentaires ironiques. Mais le soldat se tourna et donna un ordre à un autre homme. Celui-ci descendit de sa monture et me tendit les rênes.

— Prends le cheval, dit le chef. Je vais t'escorter à Kilore.

— Kilore... Le château de Shea ?

— La demeure de mon père.

Je me figeai. Je regardai le barbu blond, étonné.

— Oui, fit-il au bout d'un instant. Tu n'as pas entendu dire que Shea a un fils ? Je suis Liam, prince d'Erinn. L'héritier de Shea.

— Impossible ! fis-je.

Il rit.

— J'admets que je n'ai pas l'air d'un prince en ce moment. Pourtant, sous la cuirasse du soldat bat le cœur d'un noble. Mais cela suffit à tromper les Atviens quand ils essaient de mouiller sur nos rivages. Voilà ta monture, chiot. Rentrons à la maison.

— Chiot..., marmonnai-je. Quand je serais moins endolori, je te ferais rentrer ces mots dans la gorge.

Liam d'Erinn éclata de rire et enleva son casque de cuir. Des boucles blondes cascadèrent autour de son visage ; je me rendis compte qu'il n'était pas aussi vieux que je l'avais cru.

L'homme était mon aîné de dix ans au plus.

Je vacillai. Le rire de Liam s'éteignit.

— La mer t'a maltraité, mon garçon, et je n'ai pas été plus sympathique, n'est-ce pas ? Monte en selle, héritier d'Homana ; je veillerai à ce que tu reçoives les honneurs qui te sont dus.

Je me hissai péniblement sur le cheval. Si le prince érinnien ne m'avait pas rattrapé par le bras, j'en serai tombé.

— Ian, marmonnai-je, où es-tu ?

— Ici, mon garçon, répondit Liam, pensant que j'avais prononcé son nom.

J'avais l'intention de m'expliquer, mais ma vue se brouilla et je perdis connaissance.

Je m'éveillai quand les cordes qui me liaient au cheval tombèrent. Je crachai quelques crins et me redressai.

— Je t'ai attaché parce que je craignais que tu tombes, dit Liam, debout près de ma monture.

— Nous sommes à Kilore ? grognai-je.

— Oui, Kilore, le Nid d'Aigle d'Erinn, mon seigneur. Es-tu vraiment cheysuli ? Tu n'as ni le teint ni les yeux jaunes.

— Oui, marmonnai-je, je suis cheysuli, mais je ressemble à Karyon.

— Karyon ? J'ai entendu parler de lui. C'est un héros, n'est-ce pas ?

— C'était un homme, sans plus.

— Celui qui critique les légendes ne risque pas d'en bâtir une autour de lui.

— Je n'en ai nul désir ; tout ce que je souhaite au monde, c'est un lir !

— Un lir ? demanda-t-il. Un charme, un envoûtement ?

— Un animal, répondis-je. Un don des dieux. Sans eux, nous ne pouvons pas nous métamorphoser.

— Ainsi, sans lir, tu n'as pas la magie cheysulie ?

— Non, répondis-je entre mes dents.

Il secoua la tête.

— Il n'est pas avisé de le dire. Certains pourraient vouloir t'utiliser à leurs propres fins. Il vaudrait mieux leur faire penser que tu disposes de la magie.

— Il faut le laisser mettre pied à terre avant qu'il s'écroule ! dit une voix tonitruante.

Celui qui venait de parler était un homme robuste, bien plus âgé que Liam, mais doté de la grâce d'un guerrier beaucoup plus jeune. Sa barbe et ses cheveux blonds commençaient à blanchir. Ses yeux verts étaient vifs sous ses sourcils en broussaille.

— Shea, marmonnai-je, enfin !

— Fais-le descendre, dit le vieil homme. S'il n'est pas atvien, il a droit à mon attention.

— Il est homanan, dit Liam. Il dit que son vaisseau a fait naufrage à cause de la tempête. Il est le fils de Donal le Mujhar.

— Encore un orage créé par cette sorcière ihlinie... Ce qu'il affirme est-il vrai ?

— Oui, mon seigneur, répondit Liam. Regardez sa bague. C'est le lion rampant d'Homana.

— Qu'avez-vous à me dire, Homanan ?

— Rien, mon seigneur. Je n'étais pas censé arriver ici...

— Qu'on le fasse entrer ! beugla Shea. Qu'on lui donne à boire et à manger !

J'esquissai un sourire satisfait.

— Tu es accueilli royalement, petit chiot ! dit Liam. Shea a parlé !

Je mangeai et bus un peu trop. Quand j'eus terminé, Shea me demanda :

— Avez-vous rassasié votre faim et étanché votre soif ?

— Oui, mon seigneur, dis-je, intrigué par sa façon un peu archaïque de parler.

— Si vous ne veniez pas ici, où alliez-vous ?

— A Atvia, mon seigneur.

— Qu'avez-vous à faire avec mon ennemi ?

— Je pensais qu'il y avait une trêve... J'allais à Atvia pour épouser la fille d'Alaric.

— La petite Cheysulie ?

— Oui. Elle est ma cousine. Sa mère était ma tante.

— J'ai vu Bronwyn un jour. Il paraît que la fille est le portrait de sa mère. Pourtant, vous ne ressemblez à aucune des deux.

— Notre héritage est mélangé. Si Gisella ressemble à sa mère, son sang cheysuli est apparent. Le mien... ne l'est pas.

— Pourquoi épouser la gamine ?

— Alliance politique.

Liam se campa entre son père et moi.

— Alaric traite mon père d'usurpateur. Il revendique le titre de seigneur des Iles, auquel il n'a pas droit. Pourquoi Homana désire-t-elle une alliance avec le chacal atvien ?

— Il n'existe pas de trêve, je vois, fis-je au bout d'un instant.

— Alaric le croit, dit Shea. Parfois un mensonge ou deux aident à gagner les guerres.

La fatigue me rendit dangereusement honnête.

— Trêve ou pas, peu importe. Homana se moque de qui porte le titre de seigneur des Iles. Nous avons d'autres soucis en tête.

Shea se redressa dans son fauteuil.

— Une querelle minable entre des royaumes sans importance, c'est ce que vous voulez dire ?

— Non...

— Alors, que voulez-vous dire, petit chiot ?

Liam tient de son père, pensai-je ironiquement.

— Mon père a vaincu Alaric sur le champ de bataille il y a près de vingt ans. Depuis, le seigneur lui paie tribut deux fois par an. Atvia est notre vassal. A part nous verser sa dîme, nous ne savons pas ce que fait ce pays. Vos batailles vous regardent.

— Oui, j'ai vu les vaisseaux emportant le tribut, deux fois par an, comme vous dites. Vassal d'Homana, Alaric a le droit de demander l'aide des Homanans.

— Il ne l'obtiendrait jamais. Mon père le déteste. Le frère d'Alaric, Osric, a assassiné Karyon, mon grand-père, faisant de Donal le Mujhar.

— Il ne voulait pas du titre ?

— Pas au prix de la vie de Karyon.

— Dans ce cas, pourquoi marie-t-il son fils Niall à Gisella d'Atvia ?

J'étais épuisé. Mon œil valide menaçait de se fermer tout seul.

— Pour l'alliance, marmonnai-je. Nous ne voulons aucun problème avec Atvia. Nous avons assez à faire avec Solinde et Strahan.

Shea se frotta la barbe.

— Alaric désire ce mariage ?

— Je le pense, mon seigneur. Je suis marié par procuration à... ( Je ne pus prononcer le nom de la sorcière ihlinie. ) Qu'allez-vous faire de moi, mon seigneur ? Me renvoyer à Atvia ?

— Vous êtes fatigué, mon garçon, et blessé. Il vous faut du repos. Mon fils va vous escorter dans votre chambre.

L'image de Shea vacilla devant mon œil.

— Vous n'avez pas répondu à ma question, mon seigneur...

Shea et Liam échangèrent des sourires satisfaits.

— Si Alaric souhaite tant ce mariage, il devra payer pour l'obtenir.

— Payer ? demandai-je, à demi inconscient.

— Oui. J'obtiendrai les concessions que je lui demande, en échange du fiancé de sa fille.

Sa déclaration chassa presque ma fatigue.

— Et s'il ne désire pas vous accorder ces concessions ?

— Vous êtes l'héritier du trône d'Homana. Nous vous traiterons selon votre rang. Vous n'avez rien à craindre pour votre vie. Vous serez notre invité estimé... Aussi longtemps qu'Alaric résistera.

La piste du loup blanc
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